Il le sait bien, le vieux, qu’à l’échelle du cosmos, la durée de ses kanji sur le papier crasseux des annuaires, voué à l’allumage du barbecue familial ou au pourrissement ignominieux au fond des sacs poubelles, est à peine moins longue que celle des tatouages voués, eux, à la lente décomposition du corps. Il sait que les clients du voisin, qui sortent de l’officine tout glorieux de se croire marqués pour l’éternité, réduisent l’éternité à leur pauvre fragment d’existence.

Tout ça le fait sourire. Car dans le fond, ça n’a aucune importance. Les signes qu’il trace, il les trace pour le bonheur de se sentir vivant. Il est fier d’exister encore, sec et solide comme un vieux bambou, après toutes ces années passées à travailler sans cesse sur un caillou pointu jailli du fond de l’abysse, un caillou tout crépu de corail et de jungle dont il n’est jamais sorti, jamais, même pour poser le pied sur l’île jumelle.
Mais il lui arrive parfois, quand il trace un kanji, de ne plus se sentir exister que comme souffle vital, comme pur élan du corps devenu simple conducteur de l’énergie universelle. Dans ces instants de grâce, il s’oublie et se fond dans le creuset du monde. Sa vie alors n’est plus sa vie, elle participe de cette énergie démesurée et il expérimente à l’avance, ébloui comme un enfant qui mâchouille un bout de pâte crue avant que sa mère n’enfourne le gâteau, la saveur inachevée, mais grisante, de son éternité.

« Lignes de vie » in Passagers de l’archipel                                                                                                                                 
Calligraphie de Shodo Harada Roshi,